Un crime à l'âge du bronze

par damino - 2272 vues - 0 com.
Crime, criminel, complot, guerre.

C'était une bien belle journée de septembre. L'air était vif, la neige étincelante, et les Simon descendaient d'un bon pas du sommet du Finail vers le refuge du Similaun. Helmut, noble collier de barbe et zeste d'embonpoint, est un honnête retraité qui respire la santé et sillonne depuis des années, avec son épouse Erika, ce coin du Tyrol, les Alpes de l'Ötzal, comme on dit dans le coin. Les deux randonneurs allemands ont coupé vers midi par un petit col glacé, sur la ligne de crête. C'est là qu'ils l'ont trouvé, à 70 m du sentier, coincé contre un éperon rocheux, au bord du vide. Un squelette brunâtre, enseveli jusqu'à la taille, le nez dans la boue neigeuse, et tout ce qu'il y a de plus mort.

Les Simon ne se sont pas doutés tout de suite, ce jeudi 19 septembre 1991, qu'ils avaient fait une découverte archéologique majeure : l'une des plus vieilles momies de tous les temps, deux mille ans de plus que le regretté Toutankhamon. Avec deux étonnantes conséquences : ils sont assurément tombés, pour la première fois, sur la victime d'un crime à l'âge du bronze — l'enquête sur ce fait divers du néolithique progresse à pas menus. Ils ont du même coup lancé, pour les âmes crédules, une malédiction qui aurait fait, à ce jour, six victimes. Dont le malheureux Helmut.

La découverte, pour les archéologues, est plutôt une bénédiction. La momie, familièrement baptisée "Ötzi" à cause des montagnes de l'Ötzal, a près de 5 300 ans, selon la datation au carbone 14, et l'avoir retrouvée tient déjà du miracle. Le corps gisait à 3 210 m d'altitude, dans une petite dépression naturelle qui bute sur un rocher, et le glacier lui est passé dessus sans l'entraîner. La gangue de glace a dû fondre à plusieurs reprises au cours des siècles ; sous l'effet du vent, de l'eau et du soleil, il s'est peu à peu lyophilisé. Quelques animaux ont picoré le haut du crâne, mais le corps est remarquablement intact. Deuxième miracle pour les archéologues, l'essentiel des vêtements et de l'équipement du défunt a été retrouvé.

La fenêtre de découverte, en 1991, était pourtant courte : Ötzi n'a pas dû voir la lumière plus de quelques jours ; une semaine plus tard le col était à nouveau sous la neige. C'est bien pour cela qu'il a fallu faire vite. Les secours, venus d'Autriche en hélicoptère, ont attaqué au marteau pneumatique ce qu'ils pensaient être le corps d'un alpiniste digéré par la montagne : on était sans nouvelles d'un certain Carlo Capsoni, professeur de musique de son état, disparu dans la région depuis 1941. Ça n'a pas été sans mal : le marteau pneumatique est tombé en panne, l'eau ruisselait de toutes parts et l'orage grondait.

Quand le corps a enfin été enlevé par hélicoptère, quelques jours plus tard, le côté gauche du bassin avait été sérieusement endommagé. En Autriche, on a ensuite essayé de le glisser dans un coffre de bois, mais Ötzi avait bêtement le bras gauche tendu en travers de la poitrine, et il dépassait grossièrement du cercueil. On a essayé de le fléchir, le bras a cassé.

Arrivé à l'institut médico-légal d'Innsbruck, Ötzi a commencé à dégeler et à prendre une inquiétante couleur noire. C'est alors qu'a débarqué le respecté professeur Konrad Spindler, de l'Institut de préhistoire et de protohistoire, remarquablement ému : on l'avait chargé d'examiner les quelques objets trouvés autour du corps, notamment ce qui semblait bien être une hache. Pour lui, l'outil remontait "à l'âge du bronze supérieur récent". La communauté scientifique, du coup, a dû remonter l'âge du cuivre de cinq cents ans en arrière.

Ötzi a été placé au frais dans une chambre à — 6 oC, avec un taux d'humidité de 98 %, soit sensiblement les conditions du glacier, et est désormais manipulé avec des pincettes. Pour la première fois dans l'histoire de la médecine et de l'archéologie, il a été possible de faire des recherches anatomiques sur un corps du IVe millénaire avant Jésus-Christ. En introduisant dans le corps un mince tube en plastique avec une caméra et des micro-instruments en titane. Puis en reproduisant au scanner et par "stéréolithographie" une parfaite copie en plastique du crâne d'Ötzi, avec une précision de 0,12 mm.

Ötzi d'abord était incontestablement un homme, même si son sexe a sérieusement rétréci à la momification. Un Italien d'ailleurs : les Autrichiens ont dû en convenir puisque le corps a été découvert côté italien, à 92,56 m exactement de la frontière. L'homme des glaces n'était pas bien grand : 1,59 m, pour une cinquantaine de kilos (il n'en pèse plus aujourd'hui que 14), avec des jambes plutôt musclées. Il était brun, les cheveux mi-longs — le plus long qu'on ait retrouvé sur ses vêtements mesure 9 cm —, vraisemblablement barbu et assez âgé pour l'époque, 46 ou 47 ans, si l'on en croit l'analyse des lamelles du cortex osseux.

Il lui manque la douzième paire de côtes, mais cela arrive parfois, et il n'a pas de dents de sagesse. Mais il n'avait pas une carie et portait gracieusement ce petit espace entre les incisives qu'on appelle les dents du bonheur : vêtu façon moderne, il passerait aujourd'hui à peu près inaperçu sur un boulevard. Ötzi avait pourtant des soucis. Plusieurs côtes cassées du côté droit, qui s'étaient ressoudées tant bien que mal, un pénible kyste sur un petit doigt de pied, pas mal d'arthrite et probablement une bonne diarrhée : on a observé des vers parasites dans son estomac. Il y avait du reste sur ses vêtements des débris de mousse, qui remplaçait avantageusement à l'époque le papier toilettes. Les profondes stries sur l'un des ongles retrouvés prouvent enfin qu'Ötzi a traversé quelques sérieuses périodes de stress, huit, treize et seize semaines avant sa mort.

Mais il se soignait : les légistes ont découvert sur son corps une mystérieuse série de petits tatouages bleutés, 57 en tout, des petits traits parallèles, dans le dos, les mollets et les cous-de-pied, ainsi qu'une petite croix à l'intérieur d'un genou. De fines incisions, frottées au carbone végétal, au charbon de bois. Or, ces traces correspondent à 80 % aux points d'acupuncture utilisés aujourd'hui. "On a affaire ici à la combinaison la plus utilisée actuellement pour soulager les douleurs rhumatismales", a indiqué le docteur Frank Bahr, président de l'Académie allemande d'acupuncture, et ce, deux mille ans avant les médecins chinois.

L'autopsie a prouvé que, si Ötzi avait l'estomac vide au moment de sa mort, il avait mangé une douzaine d'heures auparavant : il avait deux solides repas dans les intestins. Il avait avalé du bouquetin, de la chèvre sauvage et des céréales, de la bouillie ou du pain d'épeautre, un blé sauvage. Il avait d'ailleurs l'habitude des céréales : l'usure des dents prouve qu'il mâchonnait régulièrement et involontairement une fine poussière de quartz venue des pierres meulières avec lesquelles il broyait les grains.

Les experts ont aussi retrouvé des pollens de charmes (Ostrya carpinifolia) qui poussent sur le versant italien des Alpes, dans les vallées de l'Eisack et du

Vinschgau. "Ce qui indique qu'il a mangé pendant que ce pollen était en floraison, explique le docteur Sigmar Bortenschlager, botaniste à l'université d'Innsbruck. Il est donc mort fin avril, début mai." Manque l'année.

Que faisait donc Ötzi au printemps, là-haut sur la montagne, dans un froid pinçant ? Il n'était en tout cas pas juste sorti prendre l'air, tant il était chaudement habillé et lourdement équipé. Il portait dans l'intimité un pagne en peau de chèvre d'un mètre de long, retenu par une longue ceinture à laquelle s'attachaient, à l'indienne, des jambières, comme des jarretelles. Il portait par-dessus un long vêtement parfaitement cousu dont il manque les manches, une lourde cape en herbes tressées qui servait éventuellement d'abri, et un élégant bonnet en fourrure d'ours. Il avait enfin d'ingénieuses pantoufles fourrées — il chaussait du 38 —, une semelle de cuir d'ours sur laquelle était fixé un filet qui retenait un peu de foin et de mousse, le tout recouvert d'un morceau de peau de cerf, pelage à l'intérieur. Pour le confort.

Surtout, il était chargé comme un baudet. Un petit poignard en silex à manche de bois à la ceinture, un gigantesque arc en bois d'if de 1,82 m, un beau carquois en peau avec 14 flèches, une hache à lame de cuivre, une hotte dont il reste peu de chose et deux boîtes cylindriques en écorce de bouleau. Dans l'une, il devait porter des braises entourées de feuilles, dans l'autre, peut-être de menues provisions de bouche. Il portait encore un filet, sans doute pour attraper des oiseaux, et un curieux petit "retoucheur", unique au monde à ce jour : un manche de tilleul, comme un gros crayon dont la mine, en corne de cerf durcie au feu, servait à aiguiser les outils en pierre. Sans oublier une amulette en pendentif, des champignons (des amadouviers) à usage thérapeutique, un nécessaire à couture avec du poil de vache, un morceau de pyrite pour faire du feu et quelques morceaux de silex, bref, le matériel du parfait campeur à l'âge du bronze.

Les archéologues empilaient les hypothèses sur la mort inexpliquée d'Ötzi, jusqu'au coup de théâtre du 28 juin 2001. Le docteur Paul Gostner, radiologue à l'hôpital de Bolzano, s'intéressait beaucoup à un petit écho qui traînait sur une radio de l'épaule gauche de la momie. Ce jour-là, il débarque passablement excité dans le bureau du docteur Eduard Egarter-Vigl, chargé de la conservation du corps : la momie semble avoir un petit objet coincé sous l'omoplate. Les deux hommes filent vérifier sur Ötzi, qui a bel et bien une petite plaie dans le dos. A l'intérieur, ils découvrent une petite pointe de flèche en silex.

La nouvelle a jeté un peu de confusion à l'université d'Innsbruck, où dix ans plus tôt personne n'avait vu la flèche. Les Italiens du Haut-Adige, traditionnellement regardés d'un peu haut par les Autrichiens du Sud Tyrol, ont eu le triomphe faussement modeste. Mais le doute n'est plus permis : Ötzi n'est pas mort de froid, il a été traîtreusement assassiné d'une flèche dans le dos. Le docteur Egarter-Vigl découvre bientôt que la momie porte aussi une profonde entaille à la main droite, jusqu'à l'os, un geste typique de défense quand on vous attaque au couteau. Enfin, l'Australien Tom Loy a identifié quatre traces différentes de sang humain, qui n'appartenaient pas à Ötzi, sur des flèches, le couteau et le manteau. On s'est battu, il s'est défendu.

Qui était donc Ötzi ? Peut-être un berger, attaqué dans les alpages pour lui voler son troupeau. Ou un chasseur. Mais quel étrange chasseur ! Il est parti avec un arc qui n'était pas terminé : on voit encore à Bolzano chaque coup de silex, sur le dur bois d'if, qui n'avait pas encore été poli ; la corde n'était pas prête à être montée et deux flèches seulement avaient un empennage.

Walter Leitner, le chaleureux responsable du département archéologique de l'université d'Innsbruck, a une hypothèse infiniment plus séduisante — et passablement hardie. "Ötzi était sans doute un chaman, assure l'archéologue, et il a sans doute été assassiné par sa propre tribu." Un chaman, parce qu'il avait un champignon contre les petites blessures, qu'il s'y connaissait en médecine vu le nombre de ses tatouages, et parce qu'il était incontestablement d'un rang social élevé. L'examen de ses mains prouve qu'il ne s'est jamais trop usé aux besognes ingrates, son vêtement a été cousu par un professionnel de l'époque, en points réguliers et en alternant les couleurs (les retouches des accrocs semblent au contraire indiquer qu'Ötzi n'était pas très à l'aise en couture ou qu'il était célibataire).

Surtout, il portait cette précieuse hache en cuivre qu'on retrouve sur des stèles de l'époque en fonction du rang du défunt. Le métal était fort rare, et c'est la première hache complète retrouvée à ce jour. "Une hache extraordinaire, s'enthousiasme Walter Leitner. On a en refait une du même modèle qui a coupé facilement un petit arbre. Mais c'était d'abord un symbole de puissance." L'archéologue estime que des jeunes de sa tribu ont pu vouloir liquider le "vieil" homme et lui auraient laissé la hache pour ne pas signer le crime. Ils étaient au moins trois : un devant, deux derrière lui, en raison d'un premier impact — discuté — de flèche dans le dos et du trait mortel qui l'a tué. Ötzi s'est sans doute enfui en tenant son bras droit de la main gauche, pour moins souffrir et parce que son omoplate bouchait ainsi l'essentiel de la plaie, mais il a perdu beaucoup de sang et s'est finalement effondré bien plus loin, sur une roche en haut du col.

Il a sans doute beaucoup souffert. Il est mort le nez dans la gadoue, dans un paysage sublime. Cinquante-trois siècles plus tard, le voilà qui repose dans le coffre-fort aseptisé et glacé du Musée de Bolzano. Seul sur une table de verre, mais près de chez lui. Le poids de la glace lui a un peu déformé le nez et relevé un coin de la lèvre supérieure, ce qui lui laisse un étrange rictus. De souffrance, peut-être, mais d'une émouvante humanité.

Source : http://mobile.lemonde.fr/a-la-une/article/2005/12/29/otzi-un-crime-a-l-age-du-bronze_725497_3208.html

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