Les possedés d'Illfurth
Un cas de possession est avéré lorsqu’une entité maléfique décide de s’approprier le corps d’une personne, de son plein gré ou non.
Il y a 150 ans, l’affaire des possédés d’Illfurth éclata et l’histoire des deux enfants possédés par des démons défraya la chronique.
Nous sommes dans la seconde moitié du 19e siècle, à Illfurth, village situé dans le Sundgau, la partie la plus méridionale d’Alsace. C’est là qu’habitait la modeste et pourtant laborieuse famille Burner. Le père est marchand ambulant et la mère s’occupe de ses trois (ou cinq ?) jeunes enfants. Rien ne prédestinait cette famille à vivre les terribles événements que nous vous relatons ci-dessous.
Comment analyserions-nous de tels faits s'ils se produisaient à notre époque ? Le village d’Illfurth restera lié, pour toujours, au dernier cas de possession démoniaque connu en Alsace et reconnu comme tel par l'Eglise.
Chez les Burner à Illfurth, le fils aîné, Thibaut, était né le 21 août 1855 ; le second, Joseph, le 29 avril 1857.
A l'automne 1864, comme ils étaient âgés respectivement de 9 et 7 ans, tous deux se trouvèrent atteints d'un mal mystérieux, que le docteur Levy, médecin cantonal d'Altkirch ainsi que plusieurs autres confrères mulhousiens, les docteurs Krafft, Weyer et Szertecki appelés en consultations, se déclarèrent incapables à diagnostiquer. Les remèdes tentés restèrent sans effet. Thibaut, en particulier, devint d'une maigreur squelettique.
Curieuse maladie
Le 25 septembre 1865, apparurent chez tous deux des symptômes franchement anormaux. Couchés sur le dos, ils se mettaient à tourner sur eux-mêmes, comme de vraies toupies, avec une rapidité effrayante … Puis ils devaient s'en prendre avec force aux lits et aux meubles de la maison, avant de connaître des contorsions des membres inférieurs, violentes attaques de nerfs et de convulsions, puis tombaient, pour plusieurs heures, dans un tel état comateux qu'on les eût crus morts.
Souvent, il survenait aux deux jeunes malades une faim de loup, que rien ne pouvait apaiser. D'autres fois, leur ventre se gonflait. Ils sentaient courir dans leur estomac comme un animal grouillant. Thibaut, quant à lui, se trouva poursuivi par un monstre horrible, au bec de canard, aux mains griffues, au plumage immonde. En voyant le spectre planer sur son lit et faire semblant de l'étrangler, l'enfant poussa des cris effroyables, se précipita sur lui et lui arracha des plumes, à vingt ou trente reprises, en plein jour et en présence de nombreux témoins. Brûlées, ces plumes à l'odeur fétide ne laissaient aucune cendre. Des fantômes, qu'ils étaient cette fois seuls à apercevoir, les remplissaient d'une horrible frayeur.
Parfois, les enfants se trouvaient assis sur une chaise, celle-ci était tout à coup soulevée par une main invisible et lancée dans un coin, tandis que son occupant était envoyé voler dans un autre. Tant de tribulations finirent par clouer au lit les pauvres enfants au corps douloureusement démangé tel un picotement. Durant des heures entières, les enfants étaient calmes et apathiques. Tout à coup, ils s'énervaient, se raidissaient, criant, gesticulant comme des forcenés. Leur voix n'était pourtant pas celle d'un enfant, mais une puissante voix d'homme enroué. Comme les enfants gardaient la bouche fermée, il était évident que ces paroles étaient le fait d'êtres invisibles établis en eux. De là à penser à Satan …
Insensibles aux invocations religieuses
On essaya d'approcher d'eux un objet béni, petite croix, chapelet, médaille … mais alors ils entraient dans une violente fureur. De plus, ils avaient cessé de prier. Les noms de Jésus, de Marie, du Saint-Esprit, les faisaient se dresser en tremblant et en criant. Le premier magistrat du lieu, Monsieur Tresch, obtint une fois d'un seul coup le silence en criant aux petits : "Au nom de la très sainte Trinité, criez plus fort !".
La frayeur s'empara aussi des parents, Joseph Burner et Marie-Anne Foltzer qui devaient assister impuissants à ces désolants spectacles. Elle gagna les voisins et les visiteurs, curieux, chaque jour plus nombreux, venus pour certains de loin. L'étrange rumeur s'était en effet répandue très vite dans le Sundgau, et chacun voulait aller voir ces petits et se rendre compte, bien que les journaux minimisaient voire tournaient en ridicule l'affaire. Rien n'y faisait …
Quelle origine du mal ?
Il y avait bien à Illfurth une vieille femme de mauvaise renommée, chassée de son pays natal pour ses mœurs pour le moins dépravés. Les enfants n'avaient-ils pas accepté de sa main quelques pommes fatales ? (Nous retrouvons « la sorcière », vieille femme de mauvaise renommée, et, en plus, les pommes – lien avec Eve et le serpent-Satan ? Ndlr). C'est ce qu'avaient, murmurait-on, raconté à plusieurs reprises les esprits qui hantaient les deux enfants.
De plus, étrangement bizarre était l'angoisse des petits en présence des choses saintes, leur violente répugnance à l'égard de l'église, de la prière, du service divin ainsi que les exécrables jurons et les propos orduriers qu'ils proféraient sans cesse.
Avec cela, ils s'exprimaient, parlaient, répondaient, en langues variées, française, latine, anglaise et espagnole … eux qui ne parlaient avant leur mal que le dialecte alsacien !
Les autorités interviennent
Quoi d'étonnant, dès lors, que chacun voulut voir les pauvres petits, et surtout, que les autorités civiles et religieuses se préoccupassent de leur sort, ordonnant sur le cas une enquête approfondie ?
Au premier rang des personnes intéressées figurait le chargé d'âmes d'Illfurth, Charles Brey, grand dévot de la Vierge. Aussi, l'éminent et pieux curé portait à la famille Burner un intérêt tout particulier. Il avait vite compris que les phénomènes étaient d'origine diabolique et qu'il s'agissait d'un cas de possession.
Par sa correspondance du 8 février 1868, il en avisa l'évêque et présenta un exposé succinct. Il écrivit entre autres que "…le cordon de Saint-Joseph fortement lié qu'il soit au corps et au bras, leur serait arraché violemment par une puissance occulte et jeté dans un coin de la demeure ; le scapulaire voltigerait par la chambre. L'aîné aurait prédit la mort de deux personnes qu'il ne savait point malades, mort qui est en effet survenue depuis. Voilà ce qu'on dit, quant à moi, je n'ai encore rien vu, sinon quelques accès de contorsions…" (Archives départementales 4M54).
Après un premier exorcisme tenté par les bénédictins à Einsiedeln en mai 1868 et bien secondé par le maire Tresch et d'autres fidèles, le curé Brey adressa sur l'affaire un second rapport à l'autorité ecclésiastique, laquelle ne dépêchera qu'au printemps 1869 à Illfurth une commission de trois théologiens (Ignace Spies, maire de Sélestat, M. Martinot, directeur de la Régie à Sélestat et M. Lachermann, de la Congrégation des Frères de Marie et professeur à St Hippolyte) pour mener une enquête officielle puis au besoin procéder à l'exorcisme.
Les démons ont des noms
Deux esprits infernaux, au moins, habitaient en chacun des enfants. Ils turent leur nom aussi longtemps qu'ils le purent. Interrogés par le Père Souquat au nom de Jésus, ces esprits malfaisants se dérobèrent à l'entretien.
L'aîné des petits, Thibaut, était habité par les démons Oribas et Ypès. Ce dernier se nommait comte de l'Enfer, préposé à 71 légions. Ypès était atteint de surdité, et tant qu'il domina l'enfant, celui-ci fut complètement privé de l'ouïe, au point de ne réagir en aucune façon à un coup de pistolet tiré près de son oreille. Ce ne fut qu'au moment de sa délivrance que Thibaut entendra de nouveau.
L'un des démons qui hantaient le cadet, Joseph, s'appelait Solalethiel, et était cruel et rusé. De l'autre démon, on n'était pas parvenu à connaître le nom. Il répondait aux questions des théologiens en différentes langues, surtout en anglais et en français. Plus tard, Thibaut pouvait s'entretenir en français impeccable, ainsi que Joseph, lequel ne savait guère encore lire. Une fois qu'ils étaient seuls, sous le regard d'une voisine qui les surveillait discrètement, ils s'entretenaient toute une journée en langue française.
En février 1868, l'évêque de Strasbourg invita le préfet du Haut-Rhin à "faire surveiller ces enfants, afin de découvrir si leur état a quelque chose de fondé ou s'il serait l'effet d'une supercherie comme je crois". (Archives départementales 4M54). De plus, l'autorité épiscopale confia à deux sœurs de Niederbronn (en poste à Mulhouse), Sevara et Methula, le soin de surveiller les pauvres enfants.
Lorsqu'elles arrivèrent à Illfurth, on les conduisit auprès des petits, transférés et séparés l'un de l'autre à l'ancienne école, sur l'intervention du sceptique sous-préfet d'Altkirch, convaincu que le milieu paternel "a cherché à tirer profit de cette affaire". (Archives départementales 4M54). Ces derniers, sans avoir pourtant jamais vu ni connu les sœurs, les appelèrent aussitôt par leur nom de religion et les tutoyèrent. A Sœur Severa, une bavaroise, ils précisèrent le nombre de ses frères et sœurs, le genre de leurs occupations et lui dévoilèrent plusieurs secrets de famille.
Tout à coup, Joseph dit à l'une : "Tu serais bien gentille de me faire cadeau de la petite bouteille bleue que tu as dans ta malle". Celle-ci se trouvait encore à la gare et contenait bien un flacon bleu d'éther qu'il fit chercher.
Quelques jours plus tard, deux autres sœurs de Niederbronn, en poste à Altkirch, vinrent rendre visite à leurs consœurs. Elles s'entretinrent des possédés à voix bass. Couché sur le lit, Thibaut, pourtant sourd, pouvait après coup restituer les paroles des sœurs au curé Brey.
L'exorciste épiscopal en action
Au début de septembre 1869, l'aîné des possédés, Thibaut, accompagné de sa mère, était transféré en observation pour 5 semaines à l'orphelinat St Charles de Schiltigheim, dirigé par les sœurs de la Charité, transfert décidé par l'autorité ecclésiastique.
Son comportement était une nouvelle fois observé de près : pâleur et maigreur d'un enfant qui avait grandi trop vite, yeux qui trahissaient instabilité et inquiétude, et de surcroît sourd. Calme et expressif, il se promenait souvent mais refusait toujours de pénétrer dans la chapelle, même les yeux bandés. Si on l'y emmenait de force, il aboyait comme un chien. Une nouvelle fois, on conclut à un cas de possession et l'évêque ordonna l'exorcisme.
Le dimanche 3 septembre, le père Souquat entreprit l'exorcisme en présence de cinq ecclésiastiques. L'enfant fut emmené de force à la chapelle. Là, de ses lèvres, l'écume ruisselait jusqu'à terre. On commença par des litanies interrompues par un cri effroyable. Le jeune possédé se mit à trembler de tous ses membres et on eut grand-peine à le maintenir.
Le lendemain, après deux heures, furent achevées les litanies et autres prières liturgiques. Un violent dialogue s'engagea à nouveau entre le Père tremblant et suant et Thibaut, pris d'un accès de fureur. Sans s'arrêter pour autant, l'ecclésiastique reprit l'offensive contre Satan en lui présentant un crucifix, puis une statue de la Vierge. Et là, une fois encore, le petit se tortilla comme un ver. Mais cette fois, on entendit dans le corps un craquement sourd. L'enfant se détendit, se pencha et tomba inanimé. Le Diable l'avait quitté ! On le porta dans sa chambre et quand il se réveilla, il ne se souvenait de rien … et entendait à nouveau.
Mère et enfant rentrèrent à Illfurth, dans l'espoir de voir Joseph lui aussi, bientôt délivré.
La délivrance de Joseph
De retour à Illfurth, la mère dû admettre la triste réalité : Joseph était plus que jamais possédé et de plus, son état empirait de jour en jour, alors que Thibaut avait retrouvé ses habitudes et aptitudes d'autrefois.
C'est pourquoi sans plus tarder, le curé Brey sollicita de l'évêché l'autorisation d’exorciser le petit Joseph. L'autorisation parvenue, la cérémonie de l'exorcisme fut fixée au 27 octobre, à l'ancienne église de la Burnkirch. L'opération avait été gardée secrète afin d'éviter un attroupement et seuls quelques privilégiés y furent conviés.
On commença par la sainte messe où le possédé se mit à taper sans cesse du pied, à crier, à aboyer et à se tordre en tous sens, et il fallut lui lier bras et jambes ! A l'office, le prêtre s'agenouilla au pied de l'autel et récita les prières de l'exorcisme, les litanies des saints … alors que Joseph se mit à l'accabler d'injures. Durant trois heures, le vaillant exorciste se fatigua autour de l'enfant, en lui appliquant reliques sur la tête, l'aspergeant d'eau bénite. C'est alors qu'invoquant à plusieurs reprises le nom de l'Immaculée Vierge Marie, comme pour Thibaut, on comprit que l'heure de la délivrance était proche : après un violent dialogue, l'enfant se détendit, devint silencieux et immobile. Après un instant, il s'étira comme quelqu'un qui s'éveille, ouvrit ses yeux et parut fort surpris de se trouver dans la Burnkirch en pareille compagnie. Il va sans dire que le retour à la maison paternelle devait donner lieu à une grande réjouissance. Le dimanche suivant, le 31 octobre, fut célébrée à l'église l'action de grâce avec Te Deum et sonnerie de cloches à toute volée.
Un monument à la Vierge
Il fut décidé que la victoire contre Satan était assurément à mettre au crédit de la Vierge, tant à Schiltigheim pour Thibaut qu'à Illfurth pour Joseph. Avec l'argent récolté de la vente d'un petit opuscule écrit par le curé Brey, en 1872, on éleva en face de l'ancienne ferme de la famille Burner, la fameuse statue de l'Immaculée Vierge Marie, en fonte dorée, sur un imposant socle de pierre (le tout plus de deux mètres), mémorial sculpté par Victor Muller, de Dannemarie.
Sur le socle, on peu lire cette phrase :
"In Memoriam perpetuam liberationis uorum possessorum Theobaldi et Josephi Burner, obtentae per intercessionem Beatae Mariae Immaculatae. Anno Domini MDCCCLXIX" (en souvenir perpétuel de la délivrance des deux possédés Thibaut et Joseph Burner, obtenue par l'intercession de Marie, la Vierge Immaculée dans sa conception. L'an du seigneur 1869).
Une première étude du double cas de possession, sous la plume de P. Mury, avait été publiée dans la revue catholique de l'Alsace en février 1870.
Décédés jeunes
Les deux petits ex-possédés sont décédés encore jeunes. Thibaut mourut quelques deux ans après sa délivrance, le 3 avril 1871, à l'âge seulement de 16 ans.
Son frère Joseph trouva du travail et se maria et s'établit à Zillisheim. Il y mourut le 13 janvier 1884, à l'âge de 27 ans, les derniers sacrements lui étant portés par le curé Brey.
Le curé Brey, quant à lui, mourut en odeur de sainteté, en 1895 à l'âge de 68 ans.
Illfurth reste donc lié au dernier cas de possession démoniaque connu en Alsace et reconnu comme tel par l'Eglise.
Source : http://isundgau.over-blog.com/article-etaient-ils-possedes-par-les-demons-51541865.html