L’histoire d’Agafia
L’histoire qui fait l’objet de cet article a passionné les Russes entre 1983 et 1989.
Lorsque le récit commence à paraître dans la Komssomolskaïa Pravda, l’URSS vit les derniers soubresauts du régime communiste; Brejnev est enfin mort après une interminable agonie et l’URSS va entrer progressivement dans cette période de bouleversements qui conduira à sa fin à partir de 1990. Les Russes n’ont rien de passionnant à lire dans leur presse, toujours aussi verrouillée et soporifique. La Komssomolskaïa Pravda échappe un peu à cette morosité ambiante car ce journal, à l’origine destiné à la jeunesse communiste, aborde des sujets plus attrayants et plus légers que les déclinaisons des plans quinquennaux ou les comptes–rendus des réunions du politburo. Et ce que le journaliste Vassili Peskov va leur raconter, parce que cela réveille chez eux des pans entiers de leur mémoire collective, va les bouleverser.
1. La découverte de la famille Lykov
Cette histoire commence en 1979 avec le survol en avion, par des géologues en mission d’exploration, d’une région perdue de la Sibérie à des centaines de kilomètres de toute vie humaine, très exactement au sud, dans le Khakaze, là où les monts de l’Altaï rejoignent ceux du Saïan. À cet endroit naît un affluent du grand fleuve Iénisséï, l’Abakhan. C’est là, sur sa rive droite, que les géologues aperçoivent ce qui ne peut être qu’une succession de quelques terres cultivées au beau milieu d’une zone totalement sauvage et inaccessible.
De retour à leur base ils signalent ce fait, mais c’est seulement deux ans plus tard qu’une expédition parvient sur les lieux et entre en contact avec ceux qui habitent là. Stupéfaits, ils constatent que c’est une famille de « vieux-croyants », les Lykov, qui survit à cet endroit depuis 1938 en autarcie complète, sans aucun contact avec le monde extérieur. L’histoire est rapportée à un journaliste de la Komssomolskaia Pravda, Vassili Peskov, qui décide de se rendre sur place, d’observer et comprendre comment cette famille a pu survivre en pleine taïga, dans le dénuement le plus total, à des hivers où il fait régulièrement moins quarante. Il va se lier d’amitié avec eux, y retourner régulièrement l’été.
Le récit de ses rencontres et de ses observations sera publié dans le journal, puis réécrit plus tard dans un livre publié en France en 1992, chez Actes Sud, sous le titre « Ermites dans la Taïga ».
2. Les vieux-croyants.
Il nous faut faire un bond en arrière et plonger au milieu du XVIIe siècle russe.
Le tsar Alexis (deuxième de la dynastie des Romanoff, père du futur Pierre le Grand) et le Patriarche Nikon, chef de l’église orthodoxe russe, entreprennent une réforme du culte destinée à rapprocher les pratiques russes de celles des autres églises orthodoxes, (grecque et bulgare notamment) et de revenir aux textes originaux souvent mal traduits du grec ou mal recopiés. L‘objectif est de consolider le pouvoir tsariste sur la noblesse, le clergé et le peuple en s’appuyant sur une église orthodoxe rénovée, de faire de la Russie la « troisième Rome » (la deuxième ayant été Byzance), le centre de la chrétienté. En 1653, le patriarche Nikon impose un certain nombre de modifications mineures du rite de l’église orthodoxe comme, par exemple, le signe de croix avec trois doigts (à la grecque), symbole de la trinité, au lieu du signe avec deux doigts (le majeur et l’index) pratiqué jusqu’alors ; et l’innovation, à mon avis la plus importante, (ignorée, d’ailleurs, par l’article de Wikipedia sur la question) est l’introduction, dans la liturgie, du chant polyphonique «à la bulgare». [1]Ces réformes en apparence anodines vont pourtant soulever une opposition violente contre elles, avec à sa tête l’extraordinaire personnage de l’archiprêtre Avvakoum. Leur rejet va devenir le symbole d’une résistance contre le pouvoir tsariste car elle intervient en même temps que la généralisation du servage en Russie. [2] Cette réforme sera donc associée à la perte des libertés anciennes, et dans toutes les classes de la société un vent de révolte se lève contre elle, y compris dans la noblesse et l’entourage du Tsar. Une première fois en 1654 un concile entérine ces modifications, puis en 1666 un autre concile démet Nikon, mais maintient ses réformes et jette l’anathème sur les textes et les rites anciens. Ceux que l’on appelle désormais les « vieux-croyants » sont sommés de renoncer à leurs rites. Dans leur immense majorité, ils refusent et créent ce schisme connu dans l’histoire russe sous le nom de « raskol » (le schisme).
Le pouvoir tsariste tente alors d’imposer la nouvelle foi par la force et les vieux-croyants vont être l’objet de persécutions (et mutilations) féroces, au point que des milliers d’entre eux préféreront se suicider, certains collectivement par le feu [3]. Avvakoum sera brûlé. Les autres s’enfuient, essaient de se cacher dans l’immensité russe : dans le grand nord, en Sibérie, vers le Don, en territoires cosaques…
Les Tsars qui se succèdent ont des attitudes variables vis à vis d’eux : Pierre le Grand, sans chercher à les exterminer, les soumet à une double imposition et crée un bureau de recensement chargé de traquer les fraudeurs. Si Catherine II de Russie les laisse à peu près tranquilles, dès Nicolas 1er les persécutions reprennent, poussant les vieux-croyants à toujours fuir, se cacher plus loin encore. Certains quittent la Russie pour la Roumanie, les Etats Baltes, plus tard l’Australie, le Canada, les USA, l’Amérique du Sud.
À partir de 1905, les persécutions à leur égard cessent et commence, pour une partie d’entre eux, la grande période traditionaliste. Ils vont s’investir dans le capitalisme naissant et y réussir, à la manière des puritains anglais au début de la révolution industrielle, et un peu pour les mêmes raisons (ardeur au travail, austérité de vie, réinvestissement de tous les gains etc…).
Ces derniers refusent tout : non seulement les nouveaux cultes, mais aussi les habitudes occidentales introduites par Pierre le Grand (le rasage de la barbe, l’usage du tabac, la consommation de vin), toutes les contraintes civiques, les lois, le service militaire, les passeports, l’argent, toute forme d’autorité, les vêtements modernes, les jeux, les chants, les distractions, le progrès technique… Ils pratiquent une vie de prières et d’ascétisme plus ou moins poussé suivant les groupes, et selon des règles qu’ils s’inventent eux-mêmes.
Tous les éléments matériels de la survie de ces Robinsons sont minutieusement décrits par Vassili Peskov : la minuscule maisonnette de bois, le poêle en pierres ; la vaisselle, les récipients en écorce de bouleau qu’il était impossible de mettre au feu, (pour réchauffer l’eau il fallait y jeter une pierre brûlante ) le feu obtenu à partir de l’amadouvier et des silex, les lumignons constituées de fins copeaux de bouleau longs comme l’avant-bras, le rouet d’un modèle remontant à Pierre le Grand, les vêtements difficilement tissés à partir du chanvre et ces indispensables vestes rembourrées avec des herbes séchées, la pénurie d’outils en fer (qui provenaient tous, avec leurs premières semences, de la communauté d’origine), les chaussures en écorces de bouleau si peu efficaces qu’ils étaient le plus souvent pieds nus, même dans la neige…
De toutes les histoires qui illustrent, dans ce livre, la difficulté et la précarité de leur vie, c’est probablement celle du seigle qui est la plus émouvante :
4. Le monde selon ces vieux-croyants
Le premier obstacle qu’il fallut franchir pour communiquer avec eux fut la langue. Le russe parlé par le père était compréhensible, celui de sa fille beaucoup moins, émaillé de mots très anciens et psalmodié d’une manière bizarre, comme pour la lecture des livres saints. Agafia avait appris à lire dans les livres sacrés et à écrire par sa mère, mais elle utilisait le véritable alphabet cyrillique dont l’alphabet russe actuel n’est qu’une version simplifiée et latinisée, ce qui lui rendait la lecture du russe contemporain très difficile. [8]
Lorsqu’ils rencontrent pour la première fois les géologues, la méfiance prévaut, mais, progressivement la confiance s’installe, ces géologues font tout leur possible pour leur venir en aide et améliorer leur condition matérielle. L’un d’entre eux, qui les prendra spécialement sous sa protection, refusera même une promotion pour rester à leur contact. Les Lykov prirent progressivement l’habitude, à leur tour, de leur rendre visite à leur camp de base distant de 18 km. Ils s’étonnaient et parfois s’émerveillaient de tout, des vêtements des femmes, du contre-plaqué, de la scierie, des tronçonneuses, de l’électricité, acceptaient avec gratitude certains cadeaux, mais refusaient poliment presque tous les autres avec toujours le même argument : « cela nous est interdit »…
5. Les Lykov superstars
Mais ce que ni le journaliste, ni Karp Lykov et sa fille ne pouvaient prévoir, c’est que dès la première parution dans la Komssomolskaïa Pravda du récit de Vassili Peskov, toute la Russie s’est mobilisée et passionnée pour eux. On s’est mis à écrire au journal pour leur donner des conseils ou des encouragements, les gens envoyaient des colis à leur transmettre contenant des moufles, des chaussettes de laine, des chaussures de sport, des semences, de la nourriture, des livres religieux en slavon…
Le journaliste était submergé de demandes d’ethnologues, d’historiens, de linguistes, de médecins avec des questions nombreuses allant de leur état de santé à la variété de pomme de terre qu’ils plantaient et qui, en 40 ans, n’avait pas dégénéré. Celle-ci, par exemple : comment se soignent-ils les dents ? À quoi la réponse d’Agafia a été : « Par la prière. Si la prière ne suffit pas, nous tenons la bouche ouverte sur une pomme de terre brûlante. »
6. Agafia visite « le siècle » mais refuse d’y rester.
Ces parents, ( cousins germains du côté de sa mère) vieux-croyants eux-mêmes, étaient établis dans une communauté de Sibérie d’une région proche et beaucoup plus peuplée, celle de la Choria. Ils rendirent visite aux Lykov dans le but de les persuader de quitter leur ermitage et de vivre avec eux, ce que le vieux refusa obstinément. Mais Agafia, intéressée, parvint à persuader son père de la laisser partir et habiter chez eux pendant un mois.
Ce fut pour elle, on s’en doute, une expérience forte, mais qu’elle vécut avec curiosité et sans traumatisme apparent. Elle prit pour la première fois l’avion, le train (« une maison roulante », où elle fut reconnue tellement elle était populaire !) ; elle vit pour la première fois des vaches, des chevaux, des automobiles, des immeubles, des magasins… Elle fut accueillie et fêtée avec chaleur par sa famille (qu’elle découvrit assez étendue), et lorsqu’elle revint vers son père, avec pour seul objet venu du monde profane une cuvette émaillée, elle était changée : plus mûre, plus préoccupée de propreté, avec un vocabulaire plus étendu et une conscience nouvelle de la force du « siècle ». Et elle s’était fait expliquer, incidemment, « ce qui s’était passé près de Kiev » (Tchernobyl).