Les fantômes du petit Trianon
L’étrange aventure de deux dames anglaises à Versailles (1901-1908).
Un saut dans l’espace-temps à Versailles, en 1901 ?
Le 10 août 1901, deux dames anglaises se faisant appelées Miss Elisabeth Morison et Miss Frances Lamont (de leurs vrais noms, Miss Moberly, 55 ans, directrice du collège Hugh, à Oxford, et Miss Jourdain, 33 ans, directrice d’une institution pour jeunes filles, à Watford), se rendirent pour la première fois à Versailles. Filles de ministres anglicans renommés, les deux dames n’étaient guère portées sur l’occultisme et le fantastique. Elles voulaient, disaient-elles, garder intacte la foi inculquée par leurs pères. Pourtant, ce jour-là, elles se virent directement confrontées au mystère, à l’insolite, à l’invraisemblable.
Après avoir parcouru les salles du château, elles décidèrent de visiter les deux Trianon. « Elles sortirent du château par le passage habituel qui, à droite de la Cour de Marbre, mène au parc ; elles traversèrent le parterre d’eau, descendirent les marches du bassin de Latone ; elles longèrent le tapis vert et, suivant l’allée transversale qui part du bassin d’Apollon, elles tournèrent ensuite à gauche, empruntant l’allée qui passe sous le petit pont, laissant sur leur droite l’ancien Corps de Garde et l’enclos des Glacières. Elles pénétrèrent ainsi dans le domaine de la Reine par une porte voisine de la Maison du Jardinier. » (Guide de Versailles mystérieux, p. 275). A peine s’étaient-elles engagées dans le domaine qui avait jadis appartenu à la reine Marie-Antoinette, que Miss Moberly et Miss Jourdain eurent l’impression de se mouvoir comme dans un rêve, alors que le paysage avait pris l’aspect étrangement rigide d’une tapisserie. Soudain, elles aperçurent deux hommes vêtus de longs manteaux gris-vert et coiffés d’étranges tricornes. A la demande de Miss Jourdain, ceux-ci leur indiquèrent, sans la moindre amabilité, le chemin du Petit Trianon.
Sur leur droite s’élevait une petite maison devant laquelle se trouvaient une femme et une jeune fille revêtue de fichus blancs. Elles se tenaient là, immobiles et silencieuses, comme figées. A ce moment nos deux visiteuses éprouvèrent une profonde sensation de dépression, de désolation et de solitude. Un peu plus loin, elles virent, se tenant devant un kiosque, un homme enveloppé d’un manteau noir et d’une cape. Il était aussi coiffé d’un chapeau à larges bords et son visage était marqué par la petite vérole. Effrayées, les deux Anglaises se retournèrent pour prendre la fuite. C’est alors qu’elles aperçurent un jeune homme semblant sortir de derrière un rocher. De par son allure, elles en déduisirent qu’il s’agissait d’un gentilhomme. Et, de fait, ce dernier, fort galamment, les mit en garde : « Mesdames ! Mesdames ! Il ne faut pas passer par là ! Par ici… Cherchez la maison », leur lança-t-il. Etrangement, ses pas firent, l’espace d’un instant, résonner le sol de l’allée déserte.
Passablement décontenancées, nos deux touristes suivirent le chemin indiqué par leur sauveur, empruntèrent un pont rustique qui enjambait le ruisseau et débouchèrent sur une prairie entourée de petites maisons. De là, elles parvinrent par le côté nord au Petit Trianon. C’est là que, sur une terrasse, elles virent une dame qui, tournant le dos aux visiteuses, semblait dessiner. Elle était blonde et portait un chapeau de paille, de même qu’une robe claire et légère. Au passage des deux Anglaises, déterminées à s’éloigner au plus vite de cette mystérieuse apparition, la dame au chapeau de paille leva la tête et les dévisagea. S’éloignant de celle-ci et évitant de lui adresser la parole, les deux visiteuses longèrent une terrasse et se retrouvèrent en surplomb de la cour d’honneur du Petit Trianon. Là, un étrange sentiment de tristesse les submergea à nouveau, et ce alors même qu’elles se sentaient entourées de « présences invisibles ».
Surgit alors un jeune homme aux allures de valet de pied, mais ne portant aucune livrée. En souriant, il dit aux deux dames d’entrer par la cour d’honneur et leur indiqua la bonne direction. Les deux Anglaises traversèrent le jardin français en sa compagnie, puis, ayant franchi une petite porte située à l’extrémité des Communs et permettant de passer du Jardin français à l’avenue des Deux Trianon, elles rejoignirent enfin le chemin qu’elles auraient dû suivre dès le début de leur curieuse promenade. Au moment précis où elles débouchèrent sur l’avenue, le sentiment de tristesse et d’angoisse qui n’avait cessé de les tourmenter, s’évanouit. Et les deux visiteuses eurent soudain l’impression d’avoir quitté un monde parallèle pour retrouver celui, bien tangible, de 1901, devant le Petit Trianon, à côté d’un groupe de promeneurs tout ce qu’il y a de vivants.
Miss Moberly et Miss Jourdain regagnèrent Paris, mais n’osèrent évoquer leur incroyable voyage qu’une fois rentrée en Angleterre. Elles admirent l’une et l’autre avoir eu l’impression d’avoir vécu une étrange expérience et conclurent en bonnes citoyennes anglaises que Trianon devait être hanté ! Pour elles, c’était évident : elles avaient vécu une expérience spatio-temporelle qui, l’espace d’un moment, avait fait se confondre le début du 20e siècle et la fin du 18e siècle. Toutefois, leurs observations différaient sensiblement : l’une avait vu la femme au chapeau de paille, mais pas l’autre, celle-ci avait vu la femme et la jeune fille vêtues de fichus blanc, mais pas celle-là. Aussi convinrent-elles de consigner par écrit, mais séparément, tout ce qu’elles avaient vu et entendu au Petit Trianon. Les deux récits, rédigés en 1901, sont conservés à la Bodleian Library. En définitive, à l’exception des deux observations précitées, toutes les autres concordent.
Le retour de Miss Jourdain à Versailles (1902) et le rendez-vous manqué de 1904.
Le 2 janvier 1902, Miss Jourdain décida de retourner seule à Versailles. Mais cette fois, elle n’emprunta pas le même chemin et préféra s’engager dans une allée conduisant à un hameau d’agrément. Et une fois encore, elle se sentit comme transportée « ailleurs » et éprouva les mêmes impressions déprimantes que lors de sa première visite. Elle vit alors des bûcherons qui portaient des tuniques et des capes de couleurs vives. Lorsqu’elle les aperçut, ils étaient en plein ouvrage et chargeaient des fagots sur une charrette. Mais lorsqu’après les avoir dépassés, elle se retourna, hommes et charrette s’étaient comme volatilisés. Poursuivant son étrange périple, Miss Jourdain s’égara et se retrouva dans un bois. Puis, visitant le hameau, elle eut la sensation d’être frôlée par des êtres invisibles revêtus d’oripeaux soyeux, alors qu’au loin se faisait entendre un air de musique du 18e siècle. Là prit fin la seconde excursion spectrale de notre aventurière anglaise.
Les deux dames retournèrent ensemble au Petit Trianon, en juillet 1904, mais aucun des phénomènes qu’elles avaient pu observer lors de leurs précédentes visites ne se reproduisit. Mieux encore, tout ce qu’elles avaient vu ou cru voir avait disparu : le kiosque, le ravin, le pont, la pelouse et jusqu’au bois dans lequel Miss Jourdain s’était égarée en 1902. Or, aucune transformation n’avait été entreprise durant les quatre dernières années. Plus convaincues que jamais d’avoir effectué un genre de « voyage dans le temps », nos deux anglaises, peu au fait de l’histoire de France, se plongèrent, à partir de 1907, dans des recherches historiques minutieuses, étudiant plans et documents anciens concernant plus particulièrement le Petit Trianon.
L’ultime voyage de Miss Jourdain (1908).
Miss Jourdain revint une dernière fois à Versailles, le 12 septembre 1908, et fut à nouveau le témoin de phénomènes étranges. Alors qu’elle se dirigeait vers l’ancien logis des gardes, elle aperçut deux femmes en train de se quereller avec violence et ressentit au même moment ce sentiment de dépression et de fatigue qui lui était familier depuis ses précédentes expériences de 1901 et 1902. Elle affirma que la scène tout entière semblait se jouer sur la toile de fond d’un théâtre. Pour poursuivre sa marche et quitter l’allée sur laquelle elle s’était engagée, Miss Jourdain dû faire un effort, et à peine en fut-elle sortie que les choses semblèrent revenir à la normale.
An Adventure.
Miss Moberly et Miss Jourdain décidèrent de relater leur expérience aussi versaillaise que spectrale dans un livre intitulé An Adventure. Dès sa parution en 1911, celui-ci remporta un important succès. Nos deux aventurières des mondes parallèles expliquèrent ainsi doctement que les scènes aperçues ne pouvaient que correspondre à la date du 5 octobre 1789, dernier jour que passa Marie-Antoinette dans son domaine. Mais pour affirmer cela, les deux dames se référaient, selon toute vraisemblance, à des éléments de folklore local. En effet, une vieille légende affirme que le fantôme de Marie-Antoinette hanterait les jardins du Petit Trianon au mois d’août et plus précisément le 10 ou lors de l’anniversaire de quelque événement heureux que la souveraine connût jadis au hameau. La dame au chapeau de paille ne pouvait donc être que le fantôme de la reine !
Le débat à propos des spectres du Petit Trianon prit une allure faussement scientifique lorsqu’on en vint à prétendre que les scènes aperçues ne pouvaient être de 1789, les costumes décrits correspondant plutôt aux années 1774 ou 1776. Les deux Anglaises firent, en outre, preuve d’une grande naïveté lorsqu’elles affirmèrent que, du fait de son accoutrement, l’homme assis près du kiosque ne pouvait être que le comte de Vaudra, et ce parce qu’il était vêtu de la même manière que lorsqu’il avait joué Almaviva dans le Barbier de Séville, au petit théâtre de la reine, ou lorsqu’elles virent dans les personnages spectraux selon elles observés, des personnages mit en scène par Julie Laver dans ses Légendes du Trianon ! Nous le voyons, les « observations » des deux Miss sont loin d’être exemptes d’un grain de folie, mais elles ne furent pas seules dans ce cas, loin s’en faut. Un « métapyschiste » irlandais du nom de W. Lambert, affirma ainsi péremptoirement que la vision des deux Anglaises devait se situer en 1774, peu avant la mort de Louis XV. Léon Rey, archiviste paléographe, et Pierre de Nolhac, spécialiste de Versailles, s’intéressèrent aussi à l’aventure des nos deux Miss. On reconnut bientôt, dans telle construction décrite par elles, le Jeu de Bague, un « kiosque de caractère chinois » effectivement construit à proximité du Petit Trianon, à la demande de Marie-Antoinette et achevé en août 1776.
D’autres témoins vinrent ensuite corroborer les dires des deux touristes Ainsi, la famille américaine Crooke, demeurant à Versailles, affirma avoir aperçu, à deux reprises, en 1908, un personnage semblant correspondre à la description de Marie-Antoinette, et avoir ressenti le même sentiment d’irréalité que les deux Anglaises. M. Crooke avait aussi aperçu un homme en costume du 18e siècle, portant un tricorne, et un autre jour, il entendit également jouer d’anciennes mélodies. Rappelons toutefois que les Crooke témoignèrent de tout cela en 1914, trois ans après la publication de An Adventure…En 1928, deux autres Anglaises affirmèrent avoir été également témoins de « manifestations étranges » au Petit Trianon. Il en fut semble-t-il de même, en 1955, pour un avoué Londonien et sa femme. Le peintre René Kuder (1882-1962) affirma quant à lui avoir aperçu Marie-Antoinette, sans tête ( !), pendant qu’il prenait des croquis à l’intérieur du Petit Trianon ! Bref, l’affaire apporta de l’eau au moulin des fantaisistes et des amateurs de merveilleux, mais elle suscita également la colère des cléricaux et des matérialistes, les premiers ne voyant dans cette histoire qu’hérésie, et les seconds condamnant sans réserve la « superstition paranormale ».
Alors que s’est-il réellement passé le 10 août 1901 au Petit Trianon ? Apparitions spectrales, saut dans l’espace-temps, escroquerie, falsification, hallucination collective ? Un certain J.R. Sturge Whiting tenta de donner une réponse définitive à ces questions, dans son livre, publié en 1938, The Mystery of Versailles, a complete solution, titre trompeur s’il en est, puisque sa thèse fut totalement détruite par les arguments de Landale Johnston, dans un autre ouvrage, The Trianon Case, a Review of the Evidence (1945). Le mystère reste donc entier.
Un mot sur les Deux Trianon.
Le Grand Trianon.
On doit le Grand Trianon à l’architecte Jules Hardouin-Mansart. Il fut édifié en 1687, à la demande de Louis XIV, au sein du parc de Versailles. L’extérieur de ce palais est construit en marbre rose, raison pour laquelle on le nomme également « Trianon de marbre », par opposition au « Trianon de porcelaine » qui l’a précédé au même emplacement. Le Grand Trianon est composé d’un palais, d’une cour et d’un ensemble de jardins et de bassins. A son sujet, Louis XIV aurait dit : « J’ai fait Versailles pour ma Cour, Marly pour mes amis et Trianon pour moi. » C’est au Grand Trianon qu’en 1920 fut signé le traité du même nom, qui faisait suite à ceux de Versailles (concernant l’Allemagne) et de Saint-Germain-en-Laye (concernant l’Autriche). Le traité de Trianon aura pour conséquence le dépeçage du royaume de Hongrie qui perdit ainsi nombre de territoires et une bonne part de sa population désormais ravalée au rang de minorités de pays voisins (la Tchécoslovaquie et la Roumanie notamment). Aussi, si vous invitez un jour des amis hongrois au Grand Trianon, ne vous offusquez pas s’ils en venaient à cracher sur l’édifice, il y a peu, c’était là une tradition que respectaient les visiteurs hongrois de Versailles, soucieux d’exprimer ainsi leur rejet d’un traité inique.
Le Petit Trianon.
Le Petit Trianon est également situé dans le parc de Versailles. Il fut construit en 1762, non à la demande de Louis XIV, mais de Louis XV. Il s’agit d’un petit château de style néo-classique dont la façade donne sur le Jardin français. En 1749, à l’instigation de Madame de Pompadour, Louis XV avait fait aménager un « jardin des plantes » dans les prairies et les bosquets à l’est du Grand Trianon. Il fut notamment agrémenté d’un jardin à la française. Treize ans plus tard, le roi demanda à son Premier architecte de construire un château d’un genre nouveau, permettant de voir les différents jardins qui l’entourent. L’édifice néoclassique de plan carré, simple et épuré qui naîtra de ce projet, est le Petit Trianon. La comtesse du Barry, qui succéda à la marquise de Pompadour comme favorite de Louis XV, inaugura le château en 1769. Bien plus tard, Louis XVI offrira le Petit Trianon à Marie-Antoinette (d’où la légende). Un jardin anglais vint remplacer le jardin des plantes. Elle fit également édifier un théâtre de société, des fabriques, un temple dédié à l’Amour, un jardin alpin avec son belvédère, un hameau d’agrément et un jeu de bagues, comme nous l’avons en partie souligné dans le cadre de notre narration légendaire.
Source : http://www.parisfierte.com/2012/09/les-fantomes-du-petit-trianon/